Encre de chine & mix numérique
Lui, je ne sais plus pourquoi, je l’aimais bien…
Il fait froid à l’atelier. Le radiateur soufflant s’essouffle. Je dessine à la maison.
Je dessine en écoutant Clément Rosset. Une pleine page trouvée sur La main de Singe. Y a d’la joie, mais ne nous trompons pas : Clément rosse est.
J’avais approché ce philosophe par une émission de Raphaël Enthoven, il y a de nombreuses années, attrapée au vol sur France-Culture. Accroché, j’étais allé aux livres. L’animateur philo, qui m’assurait que j’y entrerais comme dans du beurre, vantait la simplicité du texte – du texte, pas des idées qu’il renfermait. Il m’avait un peu menti. Il fallait tout de même s’accrocher.
Pour m’aider à aborder ses ouvrages je trouvai les entretiens donnés par ce penseur du tragique pas si avare de sa parole. Régal. Joie d’une diction singulière, alternant le sérieux et l’amusé, le rond et le précipité, les mélangeant souvent. Une parole malicieuse, se nouant à des rires impromptus, doublée d’une puissance de pénétration jubilatoire.
Hier soir, donc, je dessinais en l’écoutant – pour autant qu’on puisse nommer ainsi une main qui musarde en mode automatique sur un bloc sténo. Quand j’ai regardé ce que j’avais commis c’était une femme nue. J’étais content. Pas de mon dessin, encore que. Non j’étais content. Content d’être là, au chaud, dans la lumière douce, penché sur mon bloc, la langue pliée, le sourcil perché, un thé tiède, russe, à portée de paumes, tout ravi d’avoir écouté la leçon.
Je vole au chat l’attention têtue ou le plaisir idiot de reposer sans question dans ma viande.
Certains jours, même, j’offre mes flancs, mon ventre blanc, ma gorge pour les caresses à ronrons.
J’ai commis ce sticker il y a trente ans. J’étais jeune…
Une amie vient de me le renvoyer, je ne l’avais pas oublié. Nous avions à cette époque la gauche vendue et Rocard en ligne de mire. Force est de constater que tout n’a fait qu’empirer, que la santé décline, que la précarité n’émeut personne, que les politicards de tous poils ne se donnent même plus l’apparence de la vertu.
Ma fibre militante, déjà bien lâche à cette époque, ne vibre plus. Je me méfie de mon prochain, de tous ces pauvres qui feraient des riches exécrables, de tous ces assoiffés de vengeances qui ne se remettent pas de tant de maltraitance quotidienne et qui tourneraient allègrement tortionnaires si on leur confiait les manettes. Perplexité donc à l’égard de tous ces privés de paroles qui ne professent que des conneries à longueur de sondage ou de micro-trottoir, qui jouent au loto sportif, qui rêvent à Disneyland et qui se rendent au musée en troupeau parce qu’on a transformé la culture en produit culturel bien emballé. Je vis à l’abri des apôtres du vivre ensemble et du sympa.
Je n’aime pas les gens.
Mais toi, là, qui me lis, toi avec qui je passerais bien un moment si la vie se comportait mieux (ML), toi tout seul privé de tes poteaux, avec tes problèmes d’homme et de mélancolie (LF), ben tu vois, je pourrais rire et pleurer avec toi, batailler et débattre jusqu’à te donner raison sans me sentir flouer, t’écouter et te soigner jusqu’au bout. Je pourrais même, si ça se présentait bien, mieux me bouger les miches pour toi que pour moi-même.
Et ne me remercie pas.
Ce n’est pas drôle de vieillir…
Creuse ton sillon ma bille dans ce papier pauvre
Roule et bosse ton rond, boule et rosse ta fibre
Dans ta tige ton gel patient poisse
Réservoir de créatures, de panoramas
Tes fils décollent, s’écoulent, défilent, s’étendent
J’y pince à sécher des récits militaires
Des aveuglements, des femmes mordues
Dépression dépeinte, des pressions, des pintes
Des éclats de pleurs, des bouquets de noisettes
Gifs hâtifs, j’y-va-t-y pas
Sténo bloc, stylo Bic et sous bock
(Au refrain)
Croyez-vous vraiment que nous ayons soif d’éternité ? Qu’en ferions-nous ? Je crois au contraire que nous aspirons profondément à la mort, qu’elle nous travaille en profondeur, qu’il nous tarde même, à l’occasion de voir nos servitudes s’achever. Nous ne ratons jamais une belle occasion de nous pleurer par avance. Nous aimons la nostalgie, la mélancolie ne nous déplait pas. Bien sûr nous nous en défendons mais voyez notre goût pour la guerre, la médisance, le mensonge, regardez notre besoin de corrompre, d’anéantir notre prochain. On boit, on fume, on conduit vite, on se maltraite, on se précipite dans les plus pénibles aventures. Nos conduites sont ordaliques. Les plus faibles cèdent à leurs penchants, les autres luttent contre eux-mêmes et perdent toujours. Les progrès de la guerre sont plus foudroyants (au propre et au figuré) que ceux de la médecine. Il faut beaucoup de ruse pour survivre. On doit inventer des lois, s’éprendre de la beauté et distribuer ou recueillir la semence bon gré, mal gré afin de se prolonger dans une progéniture qui n’échappera pas à son lot de souffrances. Nous donnons la mort plus sûrement que nous donnons la vie. La première est toujours certaine, la seconde peine à prendre. Laisser quelques traces, quelques phrases, quelques mots bien troussés, des dessins, des photos, c’est témoigner de notre vanité… Et peut-être rien de plus… C’est encore jeter des bûches au feu pour alimenter le grand brasier qui nous anéantira tous.
Réponse au commentaire de Flora à propos du billet précédent…