Je n’ai pas réussi à être Charlie…


portrait soluto huile peinture

Huile sur toile 24cm x 30 cm

Je n’ai pas réussi à être Charlie. Pas un instant. Impossible pour moi de me confondre avec quiconque, avec quoi que ce soit… Dégoût de la foule, des masses bêlantes qui dégoulinent d’émotion, qui communient, pleurent, chantent. Chacun se débrouille comme il peut.
Je ne mets pas en doute cette ferveur. Sans doute était-elle nécessaire pour le plus grand nombre. Moi je ne peux pas. Les grands-messes, les processions, les marseillaises et les haies d’honneur sur fond d’union nationale, tout ce qui galvanise les foules et les redresse comme un seul homme, suscitent en moi une terrible méfiance. Le côté « serrons-nous les coudes » du bon peuple de France et son hystérisation attisée par les politiciens ne me rassurent pas, ne me consolent pas. Ce joli ciment a pris trop rapidement. Il recouvre des failles profondes. Je gage qu’il ne tardera pas à s’effriter.
Non, décidément je ne suis pas Charlie.
Pourtant, putain, j’en ai bavé ces derniers jours !
Dans une sorte d’état second, rivé à la radio haletante, ne pouvant plus rien faire d’autre que peindre obstinément, j’ai suivi heure par heure, en direct, tous ces évènements terribles. Je suis sincèrement éprouvé. Je reste d’ailleurs sidéré, suspendu, comme en attente d’autres malheurs. Je ne retrouve aucune quiétude. Ma boussole est affolée, mes repères deviennent flous, je suis profondément déstabilisé. J’ai l’impression d’être le seul de mon espèce.
Je vois que beaucoup, déjà, se remplissent de certitudes. Ils savent, analysent, comprennent et voient clairs à travers le nuage de cendres qui nous environne.
Leurs angoisses sont solubles dans les pronostics. Quelle chance ils ont.
Moi je ne sais jamais rien. Et je répugne à glisser ma pensée dans celle des autres. Je vais continuer comme avant. Je m’emploierai à rester courtois, à sourire à mes charmants voisins, à chérir ceux que j’aime, à ne pas laisser dire n’importe quoi sous le prétexte fallacieux du franc-parler. Je me méfierai encore des cons, des enthousiastes, des radicaux et de tous ceux qui ont forcément raison.
Quand j’en aurai assez, ou que j’aurai trop mal aux autres, je m’appliquerai à dégraisser mes peines dans l’essence de térébenthine, à charger mes pinceaux, à combattre les toiles qui me résistent.
Pas sûr, en tout cas, que je laisserai encore la violence du monde envahir de façon si soudaine mon atelier…

18 réflexions au sujet de « Je n’ai pas réussi à être Charlie… »

  1. Magali Cazo

    Je me sens en phase avec votre discours. Je n’ai pas réussi à m’associer non plus au mouvement collective. A l’instant, je marchais dans la rue en me demandant pourquoi… Et puis, je rentre et je vous lis et j’ai quelque écho à mon intuition.

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    1. soluto Auteur de l’article

      Merci Magali de votre témoignage. Ce qui m’a aussi beaucoup frappé c’est que je vis dans un milieu où il aurait été de bon ton d' »en être »… Déjouer cette pression sociale c’est interroger l’évidence. Une amie m’a dit sans rire qu’il n’y avait pas de questions à se poser. Que la place de tout citoyen était, au moins ce jour-là, dans la rue… Voilà précisément ce que je refuse. Qu’on décide pour moi ce queje dois faire et qu’en plus on me dise qui je suis…

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    1. soluto Auteur de l’article

      Manifestement, si j’en crois quelques messages privés et les commentaires sur Facebook où j’ai posté un lien vers cet article, nous sommes nombreux à nous rejoindre… Merci de votre passage chère Sonia. Et à bientôt…

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  2. sylvie favier

    Cher Soluto,

    Vous n’êtes pas seul, et dans mon coin aussi impossible d’être Charlie surtout derrière une haie de chefs d’Etat, dont plusieurs d’entre eux écrasent la liberté d’expression dans leur propre pays, et d’autres, moins visiblement brutaux, mais qui organisent finalement la misère, l’exclusion, la frustration, et la rancoeur à coups d’austérité…. Après la sidération de l’assassinat, la sidération de la mascarade… quelque chose de l’ordre de la marche de la servitude volontaire, expression que j’ai lue hier je ne sais plus où et que je trouve fort juste. Un bon gros coulis de bon sentiment, suivi d’un nappage de  » plus de sécurité » en vue. La sécurité ( fouille, fichier ..) comme réponse à la violence, à la bêtise, à la perdition … quelle indigestion !
    Et pourtant, regard hagard aussi depuis mercredi, je tourne un peu en rond, déboussolée, comme vous le dîtes. Vous savez bien que je suis peu friande des blogs et autres commentaires publiés, mais là, je sors de mon silence, et si jamais il faut se serrer les coudes, je choisis les vôtres.
    Amicalement.
    Sylvie

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    1. soluto Auteur de l’article

      Sylvie, voyons-nous bientôt. Ce que j’aurais à vous dire déborde largement les frontières de ce modeste blog. Je vous fais signe avant la fin du mois. Amitiés…

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  3. Mitchul

    Je te comprend pleinement mon cher Soluto. K.O. debout durant 2-3 jours, touché en plein cœur, en pleine âme, envie de chialer… J’ai rejoint la marche à Rouen samedi dernier, une marche qui avait encore l’honnêteté de la spontanéité, loin de cette grande messe d’hier et de la valse des récupérations qui auraient, n’en doutant pas, révolté et irrité au plus haut point nos camarades de Charlie.
    La meilleure façon de respecter leur mémoire, c’est de les lire, encore et toujours, et toujours se demander comment ils auraient réagit dans ce genre de situation.
    Après, le reste, ce n’est que de la politique…

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    1. soluto Auteur de l’article

      Oh moi, cher Mitchul, je ne respecte pas grand chose. On ne me forcera pas la main. Je n’achèterai pas demain ce que je n’achetais plus hier. Je les ai lu jusqu’à plus soif quand ils me faisaient rire et gamberger. J’ai aimé Cabu, Wolinski, Choron, Cavanna, Caster, Berroyer, Topor, Siné et Reiser quand il le fallait… Leurs livres sont maintenant refermés. Le mouvement de la vie m’a emmené vers d’autres curiosités qui m’ont semblé, à tort ou à raison, plus excitantes.
      Je n’ai pas besoin de les élever au pinacle pour vomir et trembler à l’idée qu’on puisse assassiner des journalistes, des dessinateurs, des vieillards doux et désarmés, des juifs parce qu’ils sont juifs ou des quidams parce qu’ils ont le mauvais goût d’être au mauvais endroit au mauvais moment. Je vois bien ce qu’on veut tuer en moi et ce qu’on a déjà réussi à abîmer. Mais je vous comprends bien (du moins le crois-je) Chacun sauve ses plumes comme il peut.
      Grand merci Mitchul, d’avoir déposé ces lignes ici… Je file dès à présent sur votre blog…

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  4. Axel

    Cher Soluto,

    Comme en témoignent pas mal de commentaires ici, ce sentiment que vous avez exprimé, s’il est largement minoritaire, et tout de même partagé par ces ilots de solitaires préférant panser leurs plaies dans leur coin…

    Un commentaire qui m’avait frappé par sa justesse (du moins cela m’a-t-il semblé tel sur le coup,) fut celui de Pierre L sur l’avant dernier billet de Frédéric. J’en remets la première partie, ou tout me paraissait alors dit :

    « Je suis Charlie’ disent ils tous aujourd’hui, la larme à l’oeil, prenant la pose avec un crayon pointé vers le ciel, innombrables resistants de la dernière heure. Les jours precedents, les années precedentes, ou etaient ils ? Lisaient ils Charlie hebdo ? L’ont ils defendu au moment de la publication des caricatures ? Et le defendront ils demain , par exemple en affichant une caricature de mahomet sur la porte de leur appart, de leur maison ou les vitres de leur voiture ? En auraient ils juste l’idée ?
    Ces imbeciles sont ils capables d’autre chose que d’exhiber narcissiquement leur emotion pour en jouir collectivement ?
    Sont ils capables aussi de colère, de lucidité , de raisonnement, de provocation ? »

    Bien amicalement
    Axel

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    1. soluto Auteur de l’article

      Cher Axel, merci de votre contribution… Vous m’embarrassez en postant un commentaire auquel je ne puis répondre. Je l’aurais pourtant fait si Pierre s’était adressé directement à moi… Pour ne pas me dérober tout à fait je citerai Freud: « … l’individu au sein d’une masse connaît une profonde transformation de son activité psychique en raison de l’influence que cette masse exerce sur lui. Son affectivité s’intensifie dans des proportions extraordinaires, ses prestations intellectuelles sont nettement amoindries, ces deux processus allant visiblement dans le sens d’un alignement sur les autres individus de la masse ; succès qui ne peut être obtenu que par la suspension des inhibitions pulsionnelles propres à tout individu et par le renoncement à la conformation spécifique de ses inclinations. » (début du chapitre 4 de Psychologie des masses et analyse du moi 1921)… L’homme est un animal de horde autant qu’un animal grégaire. Trainer une heure ou deux sur les réseaux sociaux nous en convainc rapidement…

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      1. soluto Auteur de l’article

        Il y a un gouffre… Cette façon de s’exclure du jeu, de le regarder en étant sûr d’être pur et distinct, m’interroge quand il ne me fait pas rire… Je mets ce ton arrogant sur le dos d’un mécanisme de défense relativement classique… Nous ne nous y attarderons pas… Bien à vous cher Hub de Nantes…

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  5. BIDAN Jean Jacques

    Bonjour Soluto,
    Ma toute première réaction à l’annonce de ces assassinats chez Charlie, fut la colère. Sourde, venant du tréfonds. Puis, une infinie tristesse m’envahit. Au fil des heures, je commençais à n’en plus pouvoir. Trop de mots. Trop de postures de circonstance. Trop de tout. Jusqu’à l’écœurement. Enfin, l’impression de récupération. Je ne sais pas où se situe la vérité, si toute fois il y en a une. Mais je sais que l’étalage de tous ces  »bons sentiments » me donnent la nausée. Avant de vous lire, je me sentais un peu seul. La prochaine fois (je ne le souhaite pas) , je ne regarderai que Arte.
    Bonne journée à vous

    PS: Plusieurs années que je vous suis et que j’aime votre travail via votre blog

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    1. soluto Auteur de l’article

      Merci Jean-Jacques de votre passage et de votre commentaire… La frayeur des masses devait sans doute être mise en scène pour être canalisée… Soyons assuré qu’en haut lieu on s’entraine dans le secret des cabinets à communiquer sur de tels évènements. Le jour J on est prêt. L’on improvise rien, on gère, on estime, on calcule, on unifie. Telle était peut-être la raison d’être de cette identification instantanée. Le slogan « Je suis Charlie » s’est habilement propagé. Les quelques rares qui l’ont interrogé en ont été pour leurs frais. Ils passent pour des ergoteurs, des ratiocinateurs… C’est ainsi… Au plaisir de vous revoir…

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  6. Patrice

    « C’est une consolation de partager le même malheur. »
    « Catharsis, subst. fém. : Purification de l’âme du spectateur par le spectacle du châtiment du coupable. »
    Je me demande ce qu’il se serait passé ensuite si nous n’avions pas vu les images de l’assaut Porte de Vincennes.
    Quelle est la véritable part des « valeurs de la République » dans ces rassemblements ?
    Ce « sursaut » durera-t-il au-delà de la consolation ?

    Entre nous, je ne sais rien non plus et vous me consolez, Soluto. Merci.

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    1. soluto Auteur de l’article

      Cher Patrice, se tenir à l’abri des certitudes n’est pas très consolateur mais nous savoir quelques uns à ne pas emboîter le pas aux fausses évidences générées par l’émotion réchauffe un peu. Un peu seulement… merci de votre commentaire.

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  7. George Weaver

    Merci, cher Soluto, pour ce billet sincère et émouvant que je ne découvre que maintenant, mais n’enterrez tout de même pas trop vite Sylvie Caster, Siné et Berroyer, qui heureusement sont encore des nôtres !

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    1. soluto Auteur de l’article

      N’ayez crainte George je reste attentif… Ceux que vous citez sont toujours dans mon collimateur… Je regrette que Berroyer n’ait pas écrit de livres depuis longtemps. Ah s’il pouvait se fendre d’un petit recueil de nouvelles…

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