Gabrielle…




Elle veut qu’on l’appelle Gaby. Et pour briser la glace, avec les inconnus, elle dit qu’elle est bien plus belle que Mauricette. Cette plaisanterie, qui me fait hurler de rire depuis que je la connais, fait toujours craindre un début d’Alzheimer aux imbéciles qui la voudrait déjà blette. Je la soupçonne, cette joueuse, de savourer le début d’inquiétude qu’elle installe…

Elle est née au milieu de la première moitié de l’autre siècle. Quand l’été revient elle met son bob, ses robes à fleurs et ses espadrilles. Elle parchemine au soleil sur la méridienne en fer dix fois repeinte de son jardin fleuri. Elle n’y voit plus très clair et elle ne peut plus lire, sauf les bouquins en gros caractères que je lui ramène quand j’y pense. Elle écoute la radio à longueur de journée, toujours les ondes courtes, et elle en sait plus long que toi sur les conflits africains. Gaby n’est jamais triste et fredonne des chansons. Celles d’avant bien sûr, mais aussi des couplets de Maurane, de Camille ou de Fersen (Fersen, c’est moi qui le lui ai amené !)

Il n’y a pas si longtemps elle faisait encore sonner le trois-quarts queue du salon.

Elle n’a acquis ni la sagesse, ni la résignation. Qu’est-ce que ça l’emmerde de vieillir ! Elle le dit à tout bout de champ… Ce qui lui manque, ce n’est pas la vie d’hier, qu’elle a pourtant su se faire bien douce… Non… C’est plutôt de ne pas pouvoir mener tambour battant celle de maintenant. Sa Dauphine bleue rouille dans le garage.

Elle a été mariée. Ça n’a pas l’air d’avoir laissé des souvenirs impérissables. Elle précise cependant qu’elle a beaucoup aimé les hommes, et qu’il ne fallait pas lui en promettre ! Dans de vieux albums photos en maroquin, qu’elle ne montre pas à tout le monde, on la voit en maillot dans des concours de beauté et d’élégance à Deauville. Sur d’autres elle est avec Pierre Fresnay ou Tino Rossi du côté de Cabourg. Ah, les bonhommes, elle en avait compris le mode d’emploi (pas très compliqué) et, selon sa triviale expression, « s’il y avait eu les moyens de maintenant elle n’aurait pas eu souvent le temps de refroidir »… Elle dit ça d’un trait, les oreilles dressées. La taquine guette ma réaction les lèvres entrouvertes, son petit bout de langue rose et desséché pointé en avant comme une tête de tortue timide qui sort de sa carapace… Elle se gondole en silence… Elle sait me faire son coup de charme. « Moi, dit-elle, je suis comme Victor Hugo, ces affaires-là me tiendront jusqu’au bout ! » Et hop ! Clin d’œil appuyé…

 

Un jour qu’on était assis côte à côte et qu’on goûtait le silence dans la verdure, elle est allée chercher lentement ma main. Elle l’a portée à sa bouche, l’a embrassée puis la mise sur son ventre. On est resté comme ça, joyeux, dans le temps ralenti. C’était très doux. Mais ensuite ça s’est corsé. Elle a guidé mes doigts jusqu’à son sein droit (le gauche est parti depuis longtemps avec un mauvais cancer de passage) et elle a tourné vers moi ses yeux blancs. Je n’ai pas su quoi dire, ni que faire. Les mots m’ont manqué. Je me suis dégagé maladroitement…

Pourtant bon sang, l’occasion était belle. J’aurais dû lui dire qu’elle était belle, puisque c’était vrai, et j’aurais dû aussi lui faire un long baiser mouillé derrière l’oreille, dans ses cheveux blancs et fins, en lui grattant le genou comme on fait aux jeunes filles quand on a quatorze ans. Ça ne m’aurait pas dégoûté. Ça m’aurait plu. Hélas je manque d’à propos. Et non seulement je ne suis pas sur le chemin de la sagesse, dont je veux bien faire le deuil, mais je crains de n’être pas non plus sur celui de la déraison, malgré son bon exemple.

Ça, quand j’y pense trop fort, ça me donne envie de pleurer…

17 réflexions au sujet de « Gabrielle… »

  1. Soluto

    > Mais moi aussi Agathe, je vous remercie… Je viens d’aller faire un long tour sur votre blog et votre exigence me fait apprécier votre passage sur mes pages. Bien à vous et revenez vite..


    > Ah, Sergio, vos trois mots, parce que je sais d’où vous les écrivez, m’enchantent…   (Bravo pour vos dernières gravures… et les dessins pour le Monde, encadrés de textes, sont formidables — bon, bien sûr, vous vous le savez, mais toi, lecteur curieux qui ne sait peut-être pas qui est Aquindo, va vite te rincer l’oeil… Au fait, Sergio, je n’ai toujours pas trouvé d’atelier de gravure par chez moi qui me convienne… Et je peste…) Au plaisir…

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  2. pouchka

    Très beau , ce n’est pas la première fois que votre regard se porte sur cette génération, une fois de plus nous pouvons ressentir votre sensibilité , votre respect et toute votre émotion envers ces personnes,(qui peuvent être mes grands parents ) la larme n’était pas loin …

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  3. Soluto

    > Hasard… merci de votre commentaire… Revenez souvent, vous êtes la bienvenue…


    > Pouchka… Oui, j’aime les vieux. J’aime les dessiner, causer avec eux, essayer de les sortir du rôle dans lequel on les confine (et dans lequel ils se complaisent parfois) Et rien ne m’agace plus (sinon, peut-être, l’innocence qu’on prête aux enfants) que la condescendance dont ils sont victimes… Hélas j’en vois moins, je suis moins appeler à en cotoyer (pour des raisons qui ne peuvent pas être évoquées ici) et je dois me contenter des plus proches, des « miens » en quelque sorte… D’en savoir quelques uns sur la mauvaise pente (celle de la souffrance et de la maladie) est une douleur et une profonde tristesse…

    Merci de vos visites Pouchka, c’est toujours un plaisir de vous savoir passer pa ici…


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  4. yal

    ….lol, désolé, fausse manip’ !

    Je finis ma phrase tronçonnée maladroitement: …malgré quelques tristes conclusions parfois.

    J’ai reçu ( une touchante attention de Klaudandreson) un exemplaire de ce collier de perles qu’est ton ouvrage  » Vies à la ligne « , il a été lu avec gourmandise..Bonne suite !

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  5. Cécile

    Si je suis les billets et les commentaires, Soluto et le narrateur des histoires ne feraient qu’un ?

    Pierre Fresnay ??… fichtre ! Elle ne s’embête pas Gaby !! Petite, j’adorais mais alors j’a-do-rais Pierre Fresnay en Marius, dans la Grande Illusion, et plus tard dans le Corbeau. Il existe une photo de lui de profil, en pull à col à roulé et fumant une cigarette, vraiment très belle.  (je sais … c’est un peu décalée cete toquade pour un acteur des années 30 quelque peu oublié mais bon …)

    Fersen ? Thomasss ?

    Quant à la déraison … … …

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  6. flora

    C’est un texte étonnant, cher Soluto qui implique le narrateur plus que d’habitude : il devient personnage et non seulement témoin… Belle personne que Gaby qui n’a jamais perdu son appétit de vivre! Et le dessin, cela va sans dire, est superbe!

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  7. Soluto

    > Ah Yal… Mais c’est qu’il est formidable l’ami Klaudandreson (j’en rajoute pas si je vous dis en catimini que je m’en doutais…) s’il vous a offert Vies à la ligne(toujours en vente dans les bonnes librairies et aux Rêveurs…) Et je suis ravi que ça vous ait plu… Pour la suite on verra… Il y a un truc dans les tuyaux mais pour l’instant motus… Merci de votre passage, cher Yal et merci à vous Klaudandreson de faire de beaux cadeaux à vos amis… 


    > François… chaque chose en son temps… le crayon pour l’instant ne me sert qu’à faire des crayonnés préparatoires. Il n’est pas pensé pour lui-même… mais ça viendra… forcément… Alors je les posterai… Bien à vous…


    > Que voulez-vous dire Cécile? Que voulez-vous savoir? Si je suis l’auteur de ces dessins et de ces textes? ou si ces histoires me sont véritablement arrivées? Soyez certaine que toutes ces aventures sont bien réelles et ont été intensivement vécues. Au moins pendant le temps de l’écriture… Et qu’elles ne s’appuient pas sur rien, ni ne viennent de nulle part… Ainsi j’ai eu dans les mains ces fameuses photos de Pierre Fresnay et de Tino Rossi… Oui, oui, oui… Et sur ces photos, qui n’ont sans doute pas été prises par des professionnels, ni l’un, ni l’autre n’avait d’allure… D’ailleurs si elle ne m’avait pas dit que c’était eux, je ne les aurais sans doute pas reconnus…

    Elle est magnifique cette photo… Et je me prends à regretter le noir et blanc… Les éclairages sophistiqués et surpuissants que la technique moderne permet d’éviter…

    Et celle avec le col roulé et la cousue? Je ne l’ai pas trouvée sur Internet… (J’ai revu récemment « Les vieux de la vieille » et ça, franchement, ça fait pitié…)


    > Ah là là, Magali… Merci… J’aime ces enthousiasmes… A tout bientôt sur vos pages, que je visite sans jamais me lasser…


    > Merci Flora de vos commentaires, de votre constance et de votre fidélité…(j’ai pensé à vous cet après-midi car je suis allé dans ma librairie préférée et j’ai pris, pour le feuilleter, un recueil de Guillevic… Nulle part il n’était fait allusion à ses traductions. Et je n’arrive pas à savoir si un bouquin les regroupant existe…) A très bientôt, sur vos pages, que je fréquente avec toujours le même plaisir (surtout quand il y a des poèmes traduits, de la qualité de ceux que vous nous présentez…) Au plaisir…

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  8. Depluloin

    Quel superbe texte en effet!! (On ne parle que de vous ailleurs.) Je ne vous savais pas écrivain, ces portraits sont déjà si causants! (Plus rien ne marche avec certains blogs d’overblog, c’est à n’y rien comprendre! Plus d’alertes, de newsletter, ça n’est pas une bonne raison certes!;)

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