Quand l’adulte erre – Gobelet n°3

  C’était devenu une hantise la pause de dix heures trente. J’étais à peine installé dans la salle de repos que j’étais sûr de la voir se pointer. J’avais fini par renoncer à feinter car quoi que je fasse, que j’arrive un quart d’heure avant ou une demie heure après, elle m’y rejoignait toujours. Son œil triste, sa moue constante, ses épaules en accent circonflexe, pour peu que je m’y attarde une demie seconde, me filaient le bourdon. J’évitais son regard avec soin tandis qu’elle guettait le mien inlassablement. Nous n’échangions pratiquement rien. Je m’arrangeais pour clore toutes les conversations. Il y avait six mois que cette histoire pourtant s’était achevée. Du moins pour moi. Et quelle pauvre histoire… Quelques coucheries à l’arrache, très convenues, au bout  d’un baratin médiocre que j’avais déroulé avec la conviction d’un mauvais acteur de théâtre. Des banalités qui avaient pris toute la place dans son grand vide affectif. Après quelques orgasmes tièdes j’avais senti que le sujet était épuisé. Je lui avais dit avec douceur que notre aventure n’était pas viable mais elle n’avait pas voulu l’entendre. Elle m’avait un peu enquiquiné au téléphone mais elle était tombée une fois ou deux sur ma femme et n’avoir su que dire. Elle avait fini par tourner  sa rancœur contre elle-même.

  Un matin, je ne sais pas, pour jouer peut-être, avant d’aller en salle de pause je suis allé la chercher. Je lui ai dit que je voulais lui parler et j’ai pris plaisir à la voir se troubler. Elle m’a suivi et c’est moi qui ai mis les pièces dans la machine à café. Je lui ai tendu son gobelet bouillant. Nous ne nous sommes pas assis. J’ai pris un air inspiré, ne sachant trop ce que j’allais bien pouvoir raconter, puis c’est venu d’un  coup. Je lui ai dit que je voulais qu’elle soit la première informée du fait que j’allais demander à changer de service. Elle a soutenu mon regard, pour me jauger, comme font les héroïnes des feuilletons télés sud-américains. Elle avait un petit air comique. Elle a écrasé le gobelet avec son pouce pour souligner le dramatique de la situation. Elle a dit : « je comprends…oui… ce sera mieux pour nous deux… » Je me suis retenu de rire et ne sachant que faire j’ai repris sur le même ton « ce sera mieux…oui… » Et je l’ai plantée là-dessus pour dissimuler ma drôle de grimace.

  En passant devant le bureau de Nathalia je suis entré vite fait. Puisque je n’avais pas encore écoulé tout mon temps de pause je lui ai raconté l’anecdote. Je savais qu’elle allait apprécier car elle m’avait souvent taquiné sur les « yeux de crapaud mort d’amour » de mon ancienne conquête. Elle m’a mis un petit coup de poing sur le menton puis m’a caressé la joue. « toujours partant pour ce soir ? » m’a-t-elle demandé. Et je me suis entendu lui répondre « plus que jamais Nathalia, plus que jamais… »

 

Trois  petites histoires de gobelets…

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